Les interviews des PC


12-10-2018 - Rencontre avec Kleber Mendonça Filho

Réalisateur brésilien et président du jury cette année. Eclipsons nous un instant du Fifib pour traverser l’Atlantique et explorer son imaginaire cinématographique. (Traduit du portugais)

Il y a une composition architecturale dans vos films. En filmant la ville du Nord-Est du Brésil, Recife, vous placez vos personnages au sein des condominiums, dans cet urbanisme si singulier des villes brésiliennes, entre les murs et le béton qui constituent pour eux un risque souvent vital. En face, le bleu de la mer et ses vagues comme leitmotiv, rappelant la présence des requins et les dangers de la nature à l’état sauvage. Et entre les deux, vos personnages, bousculés ?

 

J’ai toujours fait des films sur des aspects de la vie qui m’intéressaient. J’ai mes propres expériences, mes observations. J’ai eu l’opportunité de grandir en Angleterre, alors que ma mère faisait sa thèse en histoire. Nous sommes revenus au Brésil lorsque j’avais 18 ans, et j’ai commencé à faire des comparaisons entre les lieux que je connaissais. Je découvrais un mode vie brésilien avec ses facettes qui me paraissaient étranges, mais normales pour la société brésilienne. J’ai donc appris à observer cette différence entre l’étrange et le normal, subjectifs donc. J’ai construis mes observations dessus. La présence de personnel de maison, le système de protection et de sécurité, la division des classes sociales, ignorée mais extrêmement forte. Ignorée dans cette « vie normale », si je peux dire. Quand j’ai commencé à faire du cinéma, j’avais une idée de ce qu’était le cinéma brésilien et son vocabulaire. Je le trouvais limité et assez redondant, certes le cinéma novo des années 1960 a été décisif, mais il s’est transformé en un carcan. Tout ce qui se faisait était comparé au cinéma novo, et de manière injuste. Comme si c’était un mètre, et avec ce mètre il fallait mesurer toute la création cinématographique. Le vocabulaire cinématographique brésilien était très délimité thématiquement : la sécheresse du Sertão, la faim, les favelas de Rio, voici le cinéma brésilien classique. Et le Nordeste n’avait pas une production très développée, tout était concentré à Rio et São Paulo, j’ai donc commencé à filmer à Recife. C’est une ville aux thèmes divers et très subtils, avec son accent et l’âme de l’Etat de Pernambouco, ses juxtapositions de classes sociales. De là est venu le thème de l’architecture, avec l’urbanisme qui n’en est pas un. C’est un désordre, un désordre qui est le résultat de lois non respectées, d’un marché immobilier immoral, et surtout d’un système de corruption. C’est cette corruption si caractéristique du Brésil qui influence l’architecture. Le traiter tel qu’il est, comme un drame, est instructif. Aujourd’hui, j’ai pu diffuser Electrodomestica lors de ma « carte blanche », qui est très fort en tant que critique sociale. Une fois de plus, mes thèmes favoris reviennent, surtout celui de la nature humaine et de sa confrontation à un contexte, un entourage, déshumanisé.

 

Après avoir été critique de cinéma, vous avez commencé en faisant des documentaires. Le cinéma du réel brésilien est très riche, et reconnu internationalement. Quel est le plus difficile à réaliser entre la fiction et le documentaire ? L’effervescence culturelle du Brésil et son esthétisme facilitent-ils le documentaire ?

 

Je crois que quelque soit le film, sa construction est complexe. Aujourd’hui, avec les technologies, on a énormément de possibilités et de facilités. Ca n’a jamais été aussi facile d’ailleurs. Mais paradoxalement, faire du cinéma est très éprouvant et dur. 

Ce sont les structures qui peuvent poser problème. Par exemple, le discours médiatique est lisse et très homogène au Brésil, et ce parce que la presse est détenue pas six grandes familles au Brésil. C’est un facteur pouvant expliquer la crise politique que vit le Brésil, avec la possible élection de Jair Bolsonaro. Quand vous faites un documentaire, c’est extrêmement déstabilisant puisque vous produisez un contenu très différent de ce que l’on peut voir dans les médias traditionnels. C’est extrêmement stimulant. Cette année, Maria Ramos a réalisé O Processo, un film sur la destitution de Dilma Rousseff. C’est une autre vérité qui est exposée, totalement différente de ce que l’on pouvait voir à la télévision. Cela ne fait que stimuler la volonté de beaucoup de faire des documentaires.

 

Il y a une oligarchie dans le journalisme, mais pourquoi n’y en a-t-il pas dans l’industrie du cinéma brésilien ?

 

Si, il y en a une. Il y a une frange du cinéma brésilien, souvent liée aux films commerciaux, qui est très engagée dans une démarche du « vouloir séduire ». L’objectif est de satisfaire le pouvoir, ou de ne pas offusquer les institutions publiques desquelles ils dépendent. Ils sont tellement appliqués à conquérir les instances de pouvoir qu’ils rejettent tout points de vue plus engagés, toutes personnalités affirmées et n’ont pas réellement d’idées. Ils se focalisent sur un dénominateur commun minimum, celui de rejeter le machisme et l’ensemble des préjugés liés à la haine. Cette frange existe bel et bien, mais elle est très éloignée tout de même du journalisme brésilien qui a tendance à manipuler l’opinion. Leur style est juste ôté de toute idéologie derrière, ils ont longtemps réagit en tenant un discours contre les intellectuels et les créations artistiques où la réflexion primait. Le problème c’est que cette tendance empire ! Dès qu’un film porte une idée, on va le qualifier d’ « intellectuel », d’ennuyant, il est méprisé. Mais il est clair qu’en face, il existe un mouvement dans lequel les films s’insèrent dans un style critique et libre. Ils sont généralement appelés « films d’art ».

Le cinéma brésilien est divers, très divers. Géographiquement, on a connu une décentralisation de la production qui valorise d’autres régions, d’autres styles. Mais on arrive peut-être à une fin de cycle. Ce cycle a commencé il y a une dizaine d’années en partie grâce à la démocratisation des financements. Avec Les Bruits de Recife, j’ai bénéficié par exemple d’une contribution du ministère de la culture. Ce financement privilégiait une autre région, celle du Nordeste, alors qu’on avait toujours tendance à se focaliser sur Rio et São Paulo. Cette nouvelle politique a diversifié les projets. L’une des promesses du candidat d’extrême droite est de supprimer le ministère de la culture.

 

Que deviendrait le cinéma brésilien dans ce cas ?

 

Je sais pas. La situation est grave et triste.

Le cinéma a besoin d’une structure pour exister.

 

Vous traitez dans vos films de menaces qui encerclent les personnages, comme dans Les bruits de Recife, où hospitalité et questions sécuritaires s’affrontent. Il y a une domination dans vos films. Les acteurs luttent contre des forces souvent invisibles mais destructrices. La peur et les relents sécuritaires ont gagné au Brésil aujourd’hui ?

 

Cette semaine, une personne m’a envoyé un message en invoquant une scène de Les bruits de Recife. Il l’assimile à ce qui se passe actuellement au Brésil. Les habitants du condominium, de l’immeuble du film se réunissent pour échanger sur tous les évènements qui ponctuent leur vie, des problèmes de copropriété. Le problème est que le gardien de nuit s’endort. Ils doivent prendre une décision sur son renvoi. Chaque personne prend part au débat avec un discours différent. Cette personne a vu dans les personnages les électeurs brésiliens, les partisans de Bolsonaro, ceux de gauche cherchant à défendre l’agent de sécurité et le fils d’un habitant qui l’a filmé en train de dormir dans sa loge, une preuve pour son jugement. Dans les deux cas, c’est vrai qu’il y a un processus d’escalade de la tension, symbole des divergences profondes d’une société qui ne se comprend plus.

 

C’est une question de compréhension de l’autre qui est ici remise en cause.

 

Hum… il n’y a pas beaucoup de compréhension en ce moment. Il y a beaucoup de communication, tout est basé sur la communication, mais pas de compréhension à l’horizon. Ce n’est pas un problème propre au Brésil, les Etats-Unis ont la même situation. Le Brexit aussi, beaucoup d’information mais où est la compréhension ?

 

Vous valorisez les femmes dans votre œuvre, les mères notamment. Le réalisateur Walter Salles revenait cet été dans une émission française sur un problème souvent omis au Brésil, celui de l’absence du père. Il précisait que la moitié de l’équipe brésilienne sélectionnée pour la coupe du monde cet été avait grandi sans père. Quel type de famille présentez-vous dans votre œuvre ?

 

Oui, c’est vrai que les joueurs de football reflètent un problème systémique du machisme. Bien sûr le machisme existe dans toutes les classes de la société… mais ils sont principalement issus des classes sociales les plus défavorisées, où il est omniprésent. Les victimes de l’abandon parental sont plus nombreuses, c’est une véritable épidémie. Mais pour mes films je ne crois pas. J’ai écrit mes scénarios de manière intuitive, où les pères ont une place moins importante en effet, mais cette fois-ci, je ne cherchais pas à soulever une question sociale mais juste à axer mes films sur la force féminine.

 

Bon Fifib alors !

 

J’adore ce festival, ces lieux de diffusion. Chaque jour, ce sont de nouvelles découvertes, et le niveau de la compétition est très élevé !

 

Si il y avait un seul festival de cinéma brésilien à conseiller ?

 

Ça serait le festival de Recife, évidemment.

 

Valentin BOULAY.